ABDENNACEUR LOUKAH :
UNE AMPLEUR HUMAINE PAR EXCELLENCE
par Ahmed nesrafy.
Les poètes sont généralement tributaires de leurs propres logiques de survie. Victimes d’une désaffection, si minime qu’elle soit, ils paraissent désorientés, esseulés !!
Et puisqu’ils ne vivent pas seulement de victuailles, mais essentiellement de mots, le plus souvent de mots imagés ; toute autre reconnaissance allant au-delà de leur combat de principe risque de les jeter tout au fond de l’isolement le plus absolu.
Loin de tendre un fabuleux miroir aux alouettes, ils écrivent, façonnent, sculptent le roc pour en faire un totem dédié à ceux qui le vénèrent. Et c’est là que le bât blesse car s’ils oscillent en permanence entre pénurie de compréhension et surabondance de critique, ils se laissent volontairement aller vers l’abîme de l’oubli.
A cet égard Abdennaceur Loukah fait l’exception.
L’exception ici ne veut nullement sous-entendre l’extravagance car l’homme est bien debout sur une terre solide.
Il est tout d’abord berbère et plus précisément rifain. Le plus commun des mortels osant s’aventurer dans un dictionnaire français acquerrait vite la conviction que le terme rif tire ses origines de l’italien ruffo qui signifie feu et du latin rufus qui veut dire rouge. Dans leur argot les français l’utilisent comme incitation au combat. Aller au rif c’est aller faire la guerre. Mais Adennaceur n’est pas un homme de guerre, bien que son ancêtre ABDELKRIM EL KHATTABI a défié l’alliance franco-espagnole et lui a fait vivre de très mauvais jours.
Il est un homme de lettres !!
Ce natif de Bni Drar, une petite bourgade située prés d’Oujda qui a voyagé pendant plus de vingt ans entre l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie la France, l’Espagne le Portugal et la Russie a su reconstituer la fantastique aventure d’un poète cosmopolite.
Cosmopolite oui, mais aussi enraciné dans sa propre bédouinité. Il a certes porté avec aisance l’étoffe de la civilisation et baigné dans les cultures qu’il a découvertes, sans pour autant omettre une seule fois qu’il était rifain. Un rifain absolu. Quand on le connaît de près, il est presqu’impossible de ne pas l’entendre débiter entre deux phrases, une locution ayant trait à cette langue dont il se sent fier.
Il est aussi Marocain avec un grand M. Un Marocain vénérant sa patrie.
La réalité la plus atroce, il l’a réduite par le biais d’un esthétisme fabuleux à l’état d’images propres, léchées, vivantes ; représentations frappantes et magiques de notre chère Cebta occupée.
Il dit : (je cite)
J’adore une femme qui bâtit mon corps à Cebta.
Je vois Cebta s’amasser dans mon âme, dans ma poésie et dans ma blessure.
(Fin de citation)
L’amour tient du prodige. En rassemblant si méthodiquement sa femme et sa propre fille Souhir, il a fini par obtenir une exposition effroyablement belle de ce qu’est l’amour de la patrie.
Il dit : (je cite)
Souhir, raison de ma poésie,
Siege de l’étendue et du néant.
Souhir, cause de l’adhérence à la terre et à la nostalgie.
(Fin de citation)
Abdennaceur Loukah est également arabe. Les atrocités qu’a connu le Liban l’ont profondément effrayé. Se refusant à tenir de surcroît des propos vétustes, il décrit et de la manière la plus inattendue un abri dans la ville de Beyrouth dévastée :
Il dit : (Je cite) :
Vêtu de son âme, un homme étreint le rêve.
Du brouillard,
il procréé une femme et part.
Dans sa poche, dans son cœur dort maintenant Beyrouth,
telle une mort décente.
(Fin de citation)
Le poète qu’il est porte un cœur aussi grand que le cosmos, un cœur qui s’étend, s’élargît pour contenir la terre entière. D’ellipses en raccourcis, il chante l’amour. Des images simples et fortes égrenant sa poésie, aux visions les plus symboliques ; il ne cesse de proclamer haut et fort son amour pour l’humanité. Le terme amour ainsi que ses synonymes se succèdent, se relayent dans ses poèmes et semblent vouloir ne jamais s’éteindre. J’en ai compté, dans les deux recueils en ma possession plus de cent et j’ai arrêté de compter.
Du terme haine, il ne connaît que la façon dont il s’écrit. J’ai longuement feuilleté les deux recueils à la recherche de ce mot. Le résultat fut insignifiant. Le poète l’a utilisé seulement trois fois, non pour déclarer l’animosité à une personne déterminée mais juste pour désapprouver un acte indécent ou un comportement outré que celle-ci aurait commis.
L’overdose d’amour qu’il a prise a eu ses effets. Elle a engendré chez lui un état de dépendance dont il n’arrive toujours pas à se séparer :
La générosité.
En effet Abennaceur est un homme généreux par instinct. Rien de ce qu’il possède ne lui appartient. Il peut facilement céder le contenu de ses poches même à un étranger justifiant un besoin réel. Il lui arrive si souvent de donner à un marchand ambulant l’équivalent d’un produit sans en prendre possession.
La générosité, tout comme l’amour, font désormais partie intégrante de son quotidien.
Certains diraient par ignorance ou tout simplement par mégarde qu’Abdennaceur Loukah est un poète dans lequel ils ne se reconnaissent pas. D’autres considéreraient d’un œil ébahi ses multiples effigies. L’ostentation et le culte de la personnalité n’étant pas dans ses manières ; il compose avec tout le monde ; souriant quand c’est possible, se révoltant quand c’est nécessaire, mais jamais, à ma connaissance, en traitant par la dérision.
L’originalité de ces divers points de vue réside dans les visions multiples qui émaillent les esprits de ceux qui le côtoient car l’homme est une encyclopédie ambulante.
Outremont sensible à une faute grammaticale, il peut détoner telle une bombe allant briser la langue de celui qui l’a commise. Il peut, une minute après, fredonner en ondoyant la tête, à l’écoute d’une image poétique qui lui plait. C’est dire qu’il aime la beauté, mais la plupart du temps il tient beaucoup plus à une langue saine plutôt qu’à une forme esthétique dite dans une langue malsaine.
La divergence des idées que l’ont se fait de lui, ne le laisse pas de marbre. Sensation normale puisqu’il sait qu’une opinion même élaguée jusqu’à la racine, ne peut être réduite à un souffle. Voilà pourquoi on le trouve parfois soucieux de savoir qu’untel l’a mal compris ou qu’il n’a pas su intégrer sa vision agrandie. La vision d’un poète fabuleux.
Et puisqu’il est un poète à la fois sensoriel et cérébral, servi par une incroyable richesse d’images, par une maîtrise de la langue arabe et une maestria de la langue française, il considère la poésie comme étant son mode d’expression favori, son refuge contre l’adversité.
Il dit, je cite :
Je déclare vous apprendre mon image errante.
Je suis la cassure des cantates.
Je suis l’évasion des océans,
et le rêve de l’orbite.
Et je suis là.
Écrivez-moi
Sur les ondes tachetées de l’orgueil.
Je voyage jusqu’aux frontières de la parole,
pour assiéger la fatuité des colombes.
Je suis un feu attisé.
Je porte les désirs du messie
Pour vous déclarer
ma folie
et ce qui reste de ma peur.
Fin de citation
La peur ! Cette sensation omniprésente chez le poète est secrète, intimiste, le plus souvent dite à demi-mots comme si elle redoutait la pleine lumière.
Mais de quoi Abdennaceur a peur ?
Pour répondre à cette question il faut aller plus loin, le plus loin possible dans la vie de cet homme et plus précisément à son bas âge ; à ce moment précis où il perdit sa mère. La révolte inconsciente d’un enfant, qui se dresse instinctivement contre le destin, nourrit alors son subconscient. Une révolte qui grandit face à un avenir sans couleur, à une conviction absolue que jamais il ne verra le seul être à même de lui tenir une étreinte affective. La douleur est alors au centre de toute sa pensée. La douleur dit on, quand elle est incomprise infante la peur. Et l’enfant qu’il était avait sans doute peur.
Il dit, je cite :
Ils sont venus
étayant une nuit
qui relate ses secrets
et met à nu
les repères des souvenirs débiles.
Une nuit
Dévoilant nos rêves
Et étreignant
un bel enfant.
L’enfant grandira
Jusqu’à ce qu’il devienne
L’écho du sang légué
Qui déplie vers son terme.
Fin de citation.
Mais contrairement à ses semblables Abdenneceur Loukah a su apprivoiser sa souffrance. Au goût amer du clair-obscur, à l’inquiétude intense qui l’a accompagnée durant son enfance, il a pu opposer une résistance digne d’un poète. Il a certes vécu une réconciliation difficile avec le présent, un effroi devant le futur , d’autant plus qu’en tout orphelin persiste le souvenir écrasant d’une affection volée, d’une odeur égarée du paradis , jusqu’au jour où sa mère ressuscita. Résurrection métaphorique bien entendu, mais pour le poète qu’il est, elle parut bien plus une réalité qu’une image empruntée à l’inspiration.
Ce fut Nassira qui incarna sa mère, qui donna naissance aux arbres réjouissants qui n’ont cessé de l’ombrager jusqu’à ce jour.
Nassira est son épouse, sa mie, sa confidente et sa mère.
Il dit, je cite :
J’ai fait de toi ma mère,
pour que les seins
puissent se reposer maintenant,
pour que j’entende dans mon corps,
le cri de cette mère
privée de son enfant,
Pour que disparaisse en toi,
l’illusion d’une enfance
qui se relaie les tétons.
Fin de citation.
Depuis, cette femme qui n’a jamais manqué de possibilités a su soigner ses plaies, écrasant par sa douceur et son affection le peu de solitude qui subsistait en lui. Elle est une source inépuisable de tendresse et d’amour pour ce poète connu et reconnu, par une présence haute en couleur, dans la scène culturelle marocaine.
De leur union, trois beaux poèmes ont vu le jour : Souhir, Maria et Sifeddine. Trois arbrisseaux qui illuminent leur existence et garnissent joyeusement la devanture de leur maison. Quoi de plus beau pour récompenser cet homme qui a valsé avec l’amertume sans pour autant perdre le rythme de la poésie, cet homme qui a nié la causalité la plus élémentaire du malheur, qui a fait de l’attente du bonheur un verdict qui s’inscrira un jour dans la chair désertée de l’être humain.
Pour les qualités qui lui sont reprochés, Abdennaceur Loukah est proclamé ampleur humaine par excellence.